Cela fait maintenant dix ans que, chaque année, sans entrain, on va voir — cette expression n’a jamais été aussi vraie, tant on regarde peu ces films — le dernier Allen. Tous ont ceci de commun qu’ils se laissent aller à une facilité navrante de schématisation, suçant une idée jusqu’à la moelle et, s’il y en a un ou deux qui sortent du lot (citons Whatever Works pour son cynisme et Vicky Christina Barcelona pour sa sensualité), ils renvoient malgré tout à la caricature de lui-même qu’est devenu Woody Allen depuis Match Point : un névrosé amoureux surjouant son rôle.
Or c’est exactement de cette façon grossière que débute Irrational Man : un professeur de philosophie dépressif, naturellement alcoolique, vaguement suicidaire et passablement — apparement — émoustillant pour la midinette d’amphithéâtre classique qui arrive sur le campus et va tout chambouler. Citations sur citations, devoir masturbatoire qui s’intitulent certainement « essai critique sur la Critique de la Critique critique » constituent le quotidien de Abe, entre deux rasades de scotch. Pourtant, aussi énervant sur papier qu’il soit, la bonhomie étonnante de Joaquin Phoenix donne d’emblée à son personnage un caractère certes crâneur mais pas tout à fait perdu : déjà un humour devenu inhabituel chez Allen s’en dégage, humour qui suintera de ce personnage petit à petit comme pour se déverser dans l’ensemble du film. Ce qui étonne d’ailleurs au début, c’est la manière dont Allen se joue de ses clichés, alors même qu’on le pensait tout à fait incapable de se rendre compte que ses personnages en étaient. C’est justement par eux qu’il nous fait rire : cette scène où de jeunes étudiants s’extasient, du fond de leur cossu manoir, devant un pistolet, évoquant avec malice « la roulette russe » pour, une seconde plus tard, faire sous eux lorsque Abe, lui, ose le dangereux pile-ou-face en est un bon résumé.
Mais si tout cela est plaisant, il ne suffit pas de sourire pour juger un film comme bon, d’autant que cet humour-là se fait encore un peu lourd et pour tout dire, on s’inquiète toujours sur la suite.
Heureusement, quelque chose se passe et vient tout changer, comme toujours dans les films de Allen, c’est d’ailleurs là un des problèmes de cet Irrational Man : une structure trop visible, des ressorts scénaristiques trop évidents qui enlèvent au film toute possibilité de surprise. Mais au moins, cette fois, quelque chose se produit aussi bien pour les personnages — Abe retrouve un but à la vie, en décidant de tuer quelqu’un — que pour le spectateur : il y a une différence vraiment marquée entre les deux parties du film, quelque chose qui relève d’une part de l’identification étonnante (vu son but) à Abe et d’autre part d’un humour beaucoup plus fin et maîtrisé (en comparaison à la première partie du film mais aussi à la carrière du réalisateur). Cette finesse passe avant tout par une sorte d’omniprésence discrète de l’humour dans chaque scène : une musique jazz, leitmotiv d’une avancée dans la planification, voire l’exécution du meurtre, un regard, ou une simple phrase viennent sans cesse rappeler l’incongruité inique, le contraste drolatique entre les actes de Abe, et son ressenti : plus il avance dans l’abjection, plus son moral remonte. On retrouve enfin l’humour du Allen des débuts : il y a du Prends l’oseille et tire-toi dans ce dernier film, notamment par cette négligence feinte quant aux sujets les plus graves, cet humour qui ne vit que pour lui-même, débarrassé de toute portée politique quand bien même il aborde des thèmes hautement investis par la morale (comme ici) ou par le débat public (la dictature dans Bananas). Mais le vieux Allen fait la différence avec ses jeunes créations en n’abusant pas de lourdeur, la gaudriole se fait plus fine, sans tomber dans la vacuité romantico-mondaine à laquelle il nous avait habitué.
Si l’on a jusqu’ici insisté sur le versant comique du film, ce serait un grand tort de ne pas y consacrer quelque réflexion, notamment sur son titre : où se trouve l’irrationnel du film ? Il est vrai qu’au vu du scénario, on pense tout de suite que Abe est irrationnel, parce que c’est par le meurtre qu’il retrouve la vie. Mais en fait l’irrationnel n’est pas là, au contraire : il renoue avec la raison : il agit, c’est là qu’est son bonheur, il se mettrait en action dans une toute autre visée que cela ne changerait rien, c’est du mécanisme de l’activité qu’il jouit, non de sa forme particulière, à savoir le meurtre. Or le meurtre est bien là mais alors pourquoi, vers quelle irrationalité nous envoie-t-il ? Il faut chercher cela dans la cause formelle de cette action en marche devant nos yeux : cette conversation surprise dans un dinner. Il est question d’injustice, de copinage de tribunal, etc. L’irrationnel, c’est en fait cela : un monde qui dit qu’il tourne rond alors qu’il se décompose : il clame ses valeurs pendant qu’il les bafoue. Dommage de retomber dans cette bien-pensance d’un discours convenu mais néanmoins incontestable. Ce n’est de toute façon pas ce que l’on retiendra du dernier Allen.
À contrario, ce qui reste, c’est un tournant — voulons-le durable — dans la carrière récente de l’auteur. Métaphore inconsciente de sa production, passant de sa baisse de régime des dernières années (le début caricatural et tout ce qu’il faut de sentimental) à un humour neuf mais dans la veine de ses débuts, Irrational Man, en synthétisant quarante-neuf années de pellicule, nous montre que finalement, Woody Allen ne s’est pas complètement perdu (attention, aucun Allen n’est mauvais, c’est juste qu’ils se faisaient de plus en plus similaires et de moins en moins intéressants), qu’il a peut-être compris ses torts et qu’il va vers du meilleur pour fêter son demi-siècle de réalisation comme il se doit.
Timothée Pichot
Irrational Man
États-Unis, 2015
Woody Allen
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