FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM FRANCOPHONE DE NAMUR
Ouverture de cette trentième édition fiffoise, mais aussi l'un des meilleurs films que l'on pouvait y découvrir, Préjudice laisse pourtant derrière lui un curieux sentiment : celui d'un acte manqué. En effet, si le premier long-métrage du Belge Antoine Cuypers laisse entrevoir des choses très intéressantes dans le microcosme de notre cinéma (des intentions formalistes inattendues entre autres), il peine en revanche à aller au bout de son idée, et plus loin, à respecter l'intégrité de cette dernière.
Nous nous apprêtons à prendre part à un repas de famille, chez une mère dont on ne connaîtra pas le nom, et son époux Alain, couple parents de trois enfants. L'un des deux garçons, Cédric, qui vit encore dans la grande et bourgeoise maison familiale, court comme un damné sur le tapis roulant de la buanderie. Ce soir, lors du dîner, une heureuse nouvelle sera annoncée à la famille : sa soeur Caroline est enceinte. Tout le monde sera réuni : parents, enfants, leurs conjoints, petits-enfants. Par conséquent, Cédric aussi. Court-il dès lors pour se préparer à cette annonce qu'il voudrait ne pas avoir à entendre ? Ou, ainsi qu'il le dira plus tard, en guise de préparation à son voyage futur du côté de l'Autriche ? Sans doute un peu des deux.
On comprend bien vite que la position de Cédric au sein de son propre entourage familial se situe à part : avare en paroles, maniant des comportements distants et peu affables, il ne met guère à l'aise les personnes présentes. A mesure que la fameuse annonce, prétexte à ce rassemblement, se rapproche, Cédric saisit parfaitement ce qui est insidieusement en train de se jouer, comme depuis près de trente ans déjà : un totalitarisme domestique au long cours, et lui en tant qu'unique opprimé. Chacun félicite Caroline, c'est bien normal, pense-t-on devant l'étrange réaction du frère. Mais un dossier à charge des parents ET des frère et soeur va lentement se constituer au fil des minutes de ce dîner à la temporalité de plus en plus étirée, se muant sans crier gare en procès.
Ce qui séduit de prime abord dans Préjudice est ce formalisme inhabituel dans le cinéma belge. Cuypers laisse vivre les scènes et sait manier une caméra, il prend le temps que quelque chose advienne, d'abord l'air de rien, par des silences ou des regards, laissant signifier chez la mère/la fille le dégoût de ce fils/frère impossible à cerner. Ensuite il y a des références cinématographiques évidentes, qui sortent enfin du dardennisme : ce long plan un rien trop publicitaire, en slow motion, où la pluie fait son apparition et où chacun débarrasse dans l'empressement la table dehors évoque le tout début du Melancholia de Von Trier, et le rapprochement va demeurer vivace et pertinent durant le reste du film. Ou bien celui où le neveu de Cédric, montré en plongée, joue isolé assis sur le sol d'un des couloirs de la demeure ; l'on pense immédiatement, tel un réflexe pavlovien, à Shining de Kubrick, et au petit Danny s'amusant lui aussi, sur les moquettes à l'inquiétante symétrie de l'Overlook Hotel. Un formalisme qui s'immisce jusque dans la bande originale, riches en percussions jazzy (et qui convoque cette fois une référence moins heureuse : l'insupportable Birdman), qui dénotent parmi le commun des productions wallonnes.
Mais revenons à Melancholia. Même si la mariée Justine (autre grand évènement) ne s'estime pas victime d'un éternel préjudice, un fait est indéniable : comme Cédric, elle ne va pas bien, se sent encore moins à sa place. L'Apocalypse approche, elle seule en est convaincue ; la planète Melancholia percutera bientôt la Terre. Et Von Trier très sérieusement la croit, il se place de son côté, à ses côtés. Il devient son ami. Voilà précisément ce qui manque à Cuypers, même si l'on ne saurait lui faire grief de ne point partager les névroses du démiurge danois : faire front avec son personnage incompris, qui est pourtant dans les deux films le plus rationnel qui soit, pour précisément engendrer l'Apocalypse (ici domestique), rebattre intégralement les cartes, renverser les rapports de force et de domination en somme. Car évidemment ce n'est pas Cédric le déviant, mais bien sa mère, sa soeur, faisant preuve d'une condescendance et d'un mépris innommables, Nathalie Baye s'en sortant finalement par la pirouette d'un amour total toujours porté à Cédric. Rien de plus faux, on nage en plein dans une bourgeoisie du mensonge très tranquille, incapable de balayer devant sa porte ; il s'agit de sauver les apparences, avec l'appui généreux de la soeur et de l'autre frère. Alain, le père, tente bien de voler au secours du fils honni, mais il est bien vite muselé par le tyran maternel qui règne en maître sur ses sujets, et visiblement sur Cuypers, restant hélas à l'extérieur de ce fascisme dissimulé derrière les murs. Que le cinéaste ne prenne pas ouvertement partie en faveur des dominants (la préservation coûte que coûte du BCBG) ou du dominé (l'humanité à l'égard d'un fils "différent") est une posture délicate.
Aussi, ce qui empêche à l'Apocalypse d'advenir, et qui en définitive n'est pas grand-chose d'autre qu'un corollaire du refus ou de l'incapacité évoqué plus haut, ce sont ces quelques moments où l'on sent que tout peut basculer, mais où Cuypers n'y va pas, comme effrayé par les vertiges qu'auraient pu causer les possibles troubles en jeu, comme déstabilisé à l'idée de se faire rattraper par son idée de départ. Le petit jeu d'attraction-répulsion entretenu par Cédric et sa belle-soeur (le dialogue sur "la maison des ours", leurs regards et contacts tactiles) ainsi que l'inquiétude suscitée chez son neveu ("je ne suis pas fou !"), ou encore le singulier monologue autrichien de Cédric, récitation habitée et aberrante du Guide du routard, pour ne citer qu'eux. Ces moments existent, suspendus, sans que le cinéaste aille plus loin, sans qu'il fasse tout péter, sans qu'il s'abandonne devant l'Apocalyspe ; elle est manquée, comme on le dit d'un rendez-vous, comme ceux énumérés ici.
Antoine Cuypers dit avoir écrit son film comme une tragédie grecque, en en respectant scrupuleusement les contraintes (interview parue dans La Libre Belgique le 7 octobre dernier) : les cinq actes, l'unité de temps, de lieu, et d'action. Il a sur ces points parfaitement raison. Certes, Préjudice est finement écrit et jouit d'une interprétation d'excellente facture (Nathalie Baye souveraine, et Thomas Blanchard devrait prochainement faire partie des acteurs qui comptent chez nous). Il n'empêche qu'il omet quelque chose de crucial afin de s'extraire de la tragédie ; réfuter catégoriquement cet autre point obligé (et oublié par Cuypers dans son entretien) de l'imparable mécanique tragique : savoir pertinemment comment cela va se finir...
Antoine Van den Kerkhove
Préjudice
Belgique, 2015
Antoine Cuypers
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