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Bird People



Dès les toutes premières images, c'est clair : métro-boulot-dodo, par l'intermédiaire de hordes de quidams filmés en partance pour leur morne quotidien, sur des quais de métro, de gare, dans des halls aéroportuaires. Têtes d'enterrement, écouteurs bien vissés sur le crâne : Allégresse perdue d'aujourd'hui, contemporaine solitude : Tristesse infinie aux fond d'yeux éteints. C'est aussi au début que nous sont présentés les deux héros ( j'insiste ) du film : Gary, ingénieur en informatique américain, qui végète ( depuis quand finalement ? ) à son arrivée à Roissy dans les tréfonds de son spleen, et Audrey, jeune étudiante qui arrondit ses fins de mois en jouant les femmes de chambre du côté de l'Hilton jouxtant l'aéroport. On parvient déjà à saisir les protagonistes, par bribes.
Puis vient l'élément déclencheur, bien qu'il ne soit guère facile pour le spectateur de le détecter sans l'apport de la voix off ( le grand Mathieu Amalric ! ) : Gary abandonne. Son job ? Oui mais pas que : job, femme, enfants, pays, etc... Dans l'entreprise qui l'emploie, c'est l'incrédulité : " Qu'est-ce qui te prends ? ", car le malheureux est sur le point, par son geste qui semble démesuré et irréfléchi, de faire capoter deux juteux contrats. Business is business. La justification tombe sous le sens, mais à cause de sa biblique simplicité et de son évidence, et peut-être surtout de sa vérité, la plus sincère qui soit, elle ne peut que sonner fausse, à tout le moins manquant de corps, d'argumentation, là où les employeurs de Gary paraissent de toute évidence contaminés par, comme disait Hegel, l'esprit du monde. La raison de cet abandon, de cette inespérée fuite vers l'avant, c'est la lassitude, poussée ce soir-là à son paroxysme entre les murs de la chambre 817, archétype du lieu déshumanisé. Un autre départ s'annonce, pas encore tout à fait acté, or ce n'est qu'une question d'heures : non pas un départ comme on décollerait de la piste, non pas ce genre de départ, mais le départ du félin (ici du chat, fait peu étonnant quand on sait que le titre est en partie inspiré du "Cat People" de Tourneur ), soit celui qui ouvre grand les portes de l'ailleurs, des territoires inconnus. Gary se mute en héros de notre temps, à l'époque de la connexion perpétuelle, de la disponibilité continuelle, de la productivité graduelle, du sourire aux lèvres comme ritournelle. Lui, avec sa trogne de Droopy de San José fumant clope sur clope, s'en échappe, lui, porteur d'espoir pour nous, qui visons toujours plus loin, mieux, plus haut. A nous de le suivre ou bien de rester à quai...
Le sauveur abandonne, donc. Mais qu'advient-il d' Audrey ? On bascule désormais dans autre chose, plus léger. Cela se remarque sitôt "sa" partie éponyme débutée, même si c'est moins flagrant que pour Gary ( vers qui s'orientait la première partie ). Néanmoins, il apparaît que cette jeune femme, sous ses dehors espiègles et rieurs, cache l'autre parcelle d'elle-même ( relations conflictuelles avec son père, statut de Cendrillon-souillon de chambre d'hôtel exploitée par un ersatz de marâtre ) aux clients de l'endroit, aux collègues qui l'entourent. Se présentera bientôt à elle un exutoire inattendu autant que merveilleux, et avouons-le, tout bonnement exquis pour celui qui regarde. Des séquences formellement incroyables, véritable tour de force de mise en scène aérienne ( au propre comme au figuré ), au rendu visuel renversant. Il faut absolument s'interdire de trop rentrer dans la description de cette partie du film, tant il serait dommage de la gâcher, bijou de cinéma comme on n'en voit plus beaucoup sur les écrans. Elle est à savourer comme une petite douceur, une guimauve ( au sens non-péjoratif du terme ) à laisser lentement fondre sur la langue. Citons simplement la scène dite de " l'Asiatique " : que de sourires arrachés, de chaleur et de plaisir de vision procurés : d'EMOTIONS bon sang !
Bird People forme au final un condensé de divers éléments - à la fois conte étrange aux personnages en quête de liberté, film coupé en deux ( un versant réaliste, un autre poétique ), documentaire hybride sur un début de siècle désenchanté ( que d'images glaciales et saisissantes à l'orée du film ) et surtout complètement paumé, englué dans ses fausses priorités mercantiles, familiales également ( la panacée de l'épouse aimante et des deux beaux enfants ) - au beau milieu desquels deux losers magnifiques postmodernes osent prendre le temps quand tout va trop vite, se poser un instant ou plus si besoin est, afin de réfléchir, faire un inventaire de ce qu'il leur reste, de ce qui leur appartient encore à eux, individus négligés, mais encore - et voilà ce qui importe le plus - à conquérir, à apprivoiser, à découvrir, tapis dans le lointain brumeux et venteux : une liberté neuve, alors insoupçonnée, pleine et entière, ainsi que le plus grand et le plus puissant des voyages: l'indicible voyage intérieur. Fais comme l'oiseau...



Antoine Van den Kerkhove.


Bird People
France, 2014
Pascale Ferran  




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