L'Ombre des femmes de
Philippe Garrel analyse, décortique, déconstruit un domaine qui
s'oppose depuis des millénaires à toute rationalité, à toute
explication « scientifique » : la relation
homme-femme dans le couple. Par une fine observation sociologique et
sans doute, une vie d'expérimentation, il lève une partie du voile
sur ce monde qui, plus il est questionné, moins nous donne des
réponses. Il
amène sa pierre à l’édifice que construit le “cinéma
français” depuis toujours, l’analyse du sentiment amoureux.
L’Ombre des femmes de Philippe Garrel est définitivement et
sans conteste : un film d'amour.
C'est entre les interminables
artères parisiennes que vient au monde le lien qui unit Manon et
Pierre, nos deux mythiques amoureux. Ils se contentent presque
d'amour, d'eau fraîche et d'un petit appartement, tout juste une
chambre de bonne lovée dans les hauteurs d'une rue presque déserte.
Ils sont en fait animés par un dessein commun, un unique objectif
dont dépendra probablement l'avenir de leur union : la
réalisation d'un documentaire sur la Résistance. Un union qui
pourtant semble inébranlable, comme contraints par un philtre tel
Tristan et Iseult : ils s'aiment.
Mais l'inéluctable appétit de l'homme
est trop fort, trop incontrôlable. Il suffit d'un regard et Pierre
succombe aux charmes, à la fraîcheur, au corps inexploré d'une
délicieuse étudiante de quelques années sa cadette. Il ne peut pas
lutter et il ne veut pas. Il est absolument impuissant et agit sans une once de vengeance ou de
dégradation de sa relation avec sa femme. Non, il n'est pas mauvais,
il est juste Homme. Cela ne le gène finalement pas beaucoup, c'est
la nature, il a le droit de succomber à la jeune Élisabeth et puis
de rentrer comme si de rien n'était chez lui, de reprendre sa place
dans le lit conjugal. C'est le propre de son espèce doit-il se dire.
Manon, elle, pense-t-il, est irréprochable et ne se doute de rien ;
tant mieux.
Des personnages simples, une
histoire que ne sort pas du commun mais une complexité dans la
relation. Le film ne dure que 70
minutes mais aurait bien pu être l'histoire de toute une vie. Il se
termine, cycliquement, au même point que dans les premières
secondes, mais dans l'observation de ce fragment, nous en avons
appris beaucoup sur une certaine « théorie de l'amour »
que le réalisateur met en place, étudie, méthodiquement, morceau
par morceau, depuis plusieurs opus. « La Jalousie »,
« Les Amants Réguliers » et maintenant « l'Ombre
des Femmes ».
D'abord vient se poser, en narrateur
omniscient, la voix mystérieuse et à la fois familière,
envoûtante, de Louis Garrel (ce génie!), comme un parent qui vous
susurre pour la centième fois votre histoire ou légende favorite avant de vous
border. Si l'on doutait de lui - et que l'on ne l'avait entendu imiter
Jean-Luc Godard à la radio il y a peu - on sort de la salle conquis.
Cette apparition vocale confirme si le besoin en était qu'il est,
sans s'avancer de trop, un des acteurs si pas l'acteur français le
plus talentueux de sa génération.
Ensuite, vient l'épineuse question du noir et blanc. Mettons d'emblée fin à ce
suspens insoutenable en dévoilant que ce parti pris esthétique n'est autre que le fruit d'un souci de
nature très majoritairement économique. Moins d'éclairage et une
pellicule bon marché et une demi-heure en moins au final permettent
à Philippe Garrel de continuer à tourner. C'est ainsi que
fonctionne l'industrie. Toujours est-il que le hasard fait parfois bien les choses en
offrant au film son format idoine retrouvant dans l’absence de
couleur, la magie d’un vieux conte (ça ne mange pas de pain).
Alors l'homme ne serait que l'ombre,
innocente et inconsciente, de la femme. C'est en tout cas ce que
Garrel nous prouve par la distillation de plusieurs éléments à
charge. Au fur et à mesure que le récit avance, les positions se
changent, se renversent. L'un est dans l'autre et l'autre est dans
l'un. Ce que nous croyons être une fatale situation inamovible
n'existe même pas. Cette domination masculine n'est que
fourvoiements. Les hommes sont des marionnettes bêtes. Ils ne
comprennent rien au monde qui les entoure, ils y sont étrangers et
croient pourtant mordicus qu'ils en sont les maîtres incontestés. Ils sont
comme des enfants auxquels on ne dit pas la vérité de peur de les
brusquer, de les fâcher. Ils sont ridicules !
À l'enterrement du vieux résistant,
Manon sait que celui-là n'est qu'un usurpateur alors que Pierre,
lui, l'ignore. La femme du même résistant connaît aussi la vérité
lors de l'interview mais, tapie dans l'Ombre, elle offre des gâteaux
pour doucement, sans fracas, mettre fin à cette mascarade. Pour cela
elle est méprisée et lui glorifié. Quand Pierre observe sa femme
il est tout de suite vu alors qu’Élisabeth, elle sait se faire
petite mais comprend tout dès le début tout comme Manon qui dès la
première tromperie de son mari, connaît déjà toute l'histoire :
« On offre des fleurs à une femme trompée » lui
dit-elle sans l'accabler. Il la trompe, elle le sait, mais à
l'inverse, elle le trompe et il ne le saura que par l'intermédiaire
d'une autre femme.
Et pourtant rien n'y fait, leur lien est plus fort
que toute autre chose de la vie. Si les hommes sont les pantins de
femmes, elles sont esclaves de ce sentiment altruiste ; l'Ombre
des Femmes de Philippe Garrel est avant tout : un film
d'amour. Est-ce que tout se résume à ça ? Peut-être bien ...
Mathias De Smet
L'Ombre des Femmes
France, 2015
Philippe Garrel.
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