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Un dédale vital.



 






La bourgeoisie s'insinue peut-être, au final, partout. Mais — à tous les coups, certainement — il ne s'agit que d'une bourgeoisie de façade. C'est ce que l'on observe chez Desplechin, à tout le moins dans cette trilogie bientôt vingtenaire s'attardant sur une généalogie bizarre. Ou plutôt il s'agit d'un geste unique de va[Un conte de Noël]-et-vient [Comment je me suis disputé ... et Trois souvenirs de ma jeunesse]  dialectique : jeunesse, famille (et donc, bourgeoisie), jeunesse réintégrée à la famille. Harmonie de la thèse et de l'antithèse apparente mais aussi dissonance puisque la synthèse ne résout rien, au contraire, elle exalte toute contradiction entre la « vie bonne » et l'emportement sentimental. 

Le temps n'a pas cours dans ce cinéma, et pourtant il tourne. 
Paul rajeunît et vieillit à discrétion, transperçant des films qui racontent plus que son histoire, que sa vie, ses vies. Ses vies car, en effet, la chronologie n'existe pas ici : tout a eu lieu, ou bien chaque événement n'existe que sur la pellicule, séparément de tous les autres : de purs instants sans conséquence, sans cause.

Quand on le découvre, Paul a la vingtaine finissante et il joue de la vie, et des rencontres : il est presque spontanément, il n’a pas de famille ou plutôt pas encore de généalogie : que des copains et des appartements, pas de havre, pas de petit confort. Il n'a pas de vie professionnelle intéressante (est-il possible d'en avoir une ?) et il rejette déjà — ou encore — le monde du siècle, le monde qui tourne. Ça ne raconte rien que la vie, le ressenti de cette vie sans l'image qui précède. Il n'y a, aujourd'hui, pas grand-chose à dire sur ce film mais il est intéressant de le remettre en perspective dans la saga. Déjà, Paul et ses amis ne sont pas normaux mais ne sommes-nous pas «tous plus ou moins fous» ? Mais cette folie n'est là  qu'en germe, qui grandira plus Paul rajeunira. 

Un conte de Noël nous transpose en amont de la vie de Paul — il n'en est pas le sujet — mais en aval dans les dates. Paul se trouve englobé, caché, absorbé par sa famille, par la haine et les affects de cette dernière. La joie aussi est là : par ces intrigues multiples, ce presque huis-clos, Desplechin nous rappelle que tout affect est bon à prendre et, en ce sens, il suit Wilde qui nous disait que trouver une laide signification à une chose belle est constitutif d'une faute. Trahissons le quelque peu en considérant qu'il faut à tout prix trouver une signification jolie à toute chose forte, comme n'importe quel sentiment. Existe-t-il d'ailleurs une réelle différence entre tous les ressentis ?  Chaque sentiment n'est en fait que la variation en intensité sur la palette d'un ressenti unique. Toujours est-il que le film nous dévoile la vraie comédie dramatique : une œuvre où la maladie est l'occasion du jeu, où l'anamour, l'occasion de l'ironie, sans aucune vilaine portée. On rit de la révolte de Henri, l'oncle déchu de Paul mais jamais on ne s'en moque. Paul, puisqu'on en parle, se retrouve par ailleurs à quinze ans schizophrène. 
Boires et déboires d'une famille normale. Les interprétations irréelles n'en sont pas moins toutes empruntes de véracité et c'est le seul réalisme  possible : non pas celui de l'histoire de la littérature, pas un courant mais un réalisme ontologiquement littéraire, c'est-à-dire passé par le hachoir des mots. Cette insertion de la lettre dans le réel, Emmanuel Burdeau nous en touche un mot dans sa critique du film pour Les Cahiers du Cinéma mais on ne saurait trop insister sur cet art du performatif que manie avec jubilation Arnaud Desplechin : grâce aux mots, il n'existe plus de peine, plus que la vie. Les mots guérissent, ainsi en va-t-il de Paul qui se relève par la seule déclaration de sa guérison par son oncle. 

Miracle contemporain. Aussi par la seule énonciation, Henri est un salaud, sans autres raisons que le fait de le dire. Mais cette réflexion ne doit pas se circonscrire au film : "les grands événements  se passent dans les cerveaux", dès lors, l'énonciation  performative est à la fois ce qui perd le monde et ce qui peut le sauver.

Le paroxysme du sentiment se retrouve, sans perdre en drôlerie, éructe avec Trois souvenirs de ma jeunesse. «Bienvenue en Arcadie» nous accueillait le cousin des fils Vuillard dans le film dernier, et déjà, les revoilà, nos arcadies ! On redécouvre Esther, le premier amour universel. Et c’est ici que , concurremment à l’envolée des affects, se dévoile en plein le pouvoir des mots. Le mot crée et détruit par lui même, il suffit de prononcer une chose pour qu’elle soit : ici, les conséquences se fonde sur les jugements, non sur les faits. L’exemple le plus éclatant se dévoile en opposant Esther à la sœur de Paul : la première, sans  conventionnelle beauté, plait, l’autre plutôt jolie, pas. Et tout est dans le discours : l’une dit 
« je plais » et c’est le cas, l’autre dit « je suis moche » et, conséquemment, elle ne plait pas.
Paradoxalement, si c’est à ce stade qu’est mis en exergue le sentiment, donc l’aventure, donc 
ce qui est à l’extérieur de la maison et de la famille, et même ce qui la fuit, à savoir le sentiment amoureux, c’est aussi le moment que choisit Desplechin pour réintroduire de la famille. Mais il l’introduit pour en nier le confort, le fuir, le rejeter et, en quelque sorte pour refuser ce qui est bâti, pour nous, par elle : Paul vit d’auberge de jeunesse en divan d’amis mais au moins, il vit. Je n'en dirai pas plus sur le sujet, vous renvoyant à la critique d'Antoine Van den Kerkhove. 

Pour terminer il suffira de comparer le résultat au cheminement : le temps n'est pas venu, les intrigantes tempêtes sont, pour le spectateur, loin derrière, plus qu'un souvenir et il ne reste plus que la densité de trois instants : le frère de Paul aura la beauté d'un corps (celui de Cotillard, dans l'une des scènes les plus véritablement sensuelles et amoureuses du cinéma) d'une nuit qui illuminera le reste de ses jours; le cousin de la fratrie Vuillard, cette nuit adultère avec la femme d'Ivan (l'un des frères) alors qu'elle était aimée par lui depuis une décennie; il reste à Paul la beauté d'Esther, ses hanches, ses seins et son grec dans une lumière rosée de printemps. 
Tous pourront mourir tranquilles. 


Timothée Pichot




Trilogie Dédalus-Vuillard

Comment je me suis disputé ... (ma vie sexuelle)
France, 1996
Arnaud Desplechin

Un conte de Noël
France, 2008
Arnaud Desplechin

Trois souvenirs de ma jeunesse
France, 2015
Arnaud Desplechin


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