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"Tu seras un homme, mon fils"


FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM FRANCOPHONE DE NAMUR




Il y a deux cents ans, en Valachie, les gens savaient déjà tout le monde : le temps, l’instant, le bon ; et ils portaient déjà en eux toutes les générations suivantes, leurs torts et leurs vertus. 

Constandin, un policier, se lance, pour contenter l’aristocratie locale, dans une chasse à l’homme. Enfin, c’est comme ça que l’on appelle aujourd’hui le gitan qu’il poursuit avec son fils à travers la campagne roumaine, gitan qui aurait volé de l’argent à son maître — ou eut une relation avec la femme de celui-ci, on ne sait pas très bien mais cela importe peu. L’esclave est déjà loin mais l’agent, perché sur son cheval est un fin limier : il gère l’enquête d’une main et, tranquillement, il vit, distille ses conseils et bons mots de l’autre. 

Le périple commence par la rencontre avec un curé. Entre bonnes gens, il est normal de s’entraider et c’est donc tout naturellement que Constandin répare la charette de  l’homme de foi, en échange de quoi il recevra un enseignement catégorique : les juifs sont des animaux, les tziganes des hommes, certes, mais faits pour la soumission (la preuve ? « ils ont le visage tout noir »). Le curé les bénit, et reprend son chemin, fier d’avoir éclairé quelques bons samaritains. Il s’agit là d’une scène symptomatique d’Aferim! de Radu Jude : sombre, caustique, drôle aussi car il ne faut pas avoir peur d’en rire. Il faut d’ailleurs rire de ce racisme : c’est là toute la preuve de la désuétude de ce mode de langage. 

Mais, si cet échange contient en gros le ton du film, c’est bien la seule pointe de bêtise dans le chef des personnages que l’on pourra trouver. En effet, durant tout le métrage, ceux-ci semblent porter toute la sagesse du monde, par un procédé tout à fait étrange, que l’on pourrait rapprocher de ce que fait Godard assez souvent : la citation. Aferim! par ce biais nous fait découvrir tout le pouvoir de la phrase, et plus encore du mot déplacé de son contexte. Nous sommes bien au début du XIXème siècle mais les personnages savent tout : ils savent qu’on (nous, les enfants du millénaire) les a oubliés, qu’on n'y pense plus, qu’on ne vit pas comme eux. La vie a changé.

Pourtant, il y a quelque chose d’intemporel dans cette campagne lumineuse, venant d’une part de la photographie — d’ailleurs très justement récompensée par le Bayard d’Or de la meilleure photographie — et d’autre part de la relation qu’entretiennent ce père et ce fils, puis de la dynamique triangulaire que viendra construire leur prisonnier.

Intemporalité, nous le disions, de l’image : le ciel est éternel, quand il est lumineux. Ça tombe bien : le noir et blanc d’Aferim! dégage une lumière, une joie pour ainsi dire, tout à fait détendue, sereine. Le temps n’a pas d’action, la nature est vierge, comme au premier jour malgré ces campements d’orpailleurs, grâce à cette douce chaleur : l’image, ici, coule de source.

L’intemporalité, par ailleurs, se retrouve dans un rythme effréné et en même temps très posé : les jours se suivent linéairement et non cycliquement : le concept de semaine n’existe pas pour le duo policier. Ils s’endorment quand ils en ont besoin, et se réveillent dans un monde qui n’a pas bougé.
Néanmoins, il ne s’agit pas d’un film contemplatif : le centre de l’objet, c’est bien la relation filiale. La virilité — au sens latin du terme : la vigueur et la dignité — est ici signe de bonheur sans lendemain :  même quand les hommes s’abîment, ils restent droits ; quand ils vont aux putes, c’est parce qu’ils aiment la Femme ; quand ils boivent, c’est par amour de la communauté. Et ils dorment du sommeil du juste, l’un fier de son fils, l’autre plus riche, chaque jour, d’un savoir nouveau. Alors, certes, ce film est verbeux mais qu’importe, c’est la sagesse de tous les siècles qu’il fait revivre en cet homme et son fils. 

Et puis, la course continue, avec le prisonnier, qui petit à petit s’immisce entre père et fils pour faire jaillir à grandes eaux l’humanité, la charité, l’espoir aussi. Et l’humilité du côté de l’esclave : il ne demande pas grand-chose, que de l’indulgence.

Hélas il ne l’aura pas. Constandin fera ce qu’il peut, mais ne se battra pas, exemple d’un savant mélange de médiété et de lâcheté qui caractérise encore la petite bourgeoisie d’aujourd’hui, celle qui croit toujours bien faire, tant qu’elle est à sa place. 



Timothée Pichot



Aferim!
Roumanie, 2015
Radu Jude









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