En octobre dernier lors du FIFF, la vision de Parasol
nous avait profondément écœuré. Nous écrivions dans notre critique du
film publiée durant le festival à quel point ce genre de filouterie
crapuleuse était intolérable. Surtout, nous misions sur l'intelligence
du spectateur devant pareil et triste spectacle, l'un des pires films
qu'il nous ait été donné de voir récemment. Or, près de cinq mois plus
tard, que voit-on ? Une réception critique sans fausses notes, un
concert de louanges. Nous ressentons un profond malaise à constater la
cruelle désaffection critique de la presse cinéma wallonne, qui ne
semble plus s'adresser qu'à un public relativement aisé, d'un certain
âge, pas particulièrement cinéphile. Un public qui préfère aller au cinéma plutôt que le
cinéma. Et les cinéphiles - jeunes comme vieux - de se retrouver
orphelins, face à des journalistes ne sachant plus faire la part des
choses entre la vie telle que montrée à l'écran et celle vécue par les
gens ordinaires - donc par les critiques aussi. On cherche des restes de
réflexion critique poussée autour des films les plus discutables. En
vain : ne subsiste qu'un consensus mou, là où nous appelons le débat, la
discordance. C'est dans ce contexte que nous proposons cette réflexion,
tout en livrant deux possibles causes d'explication d'un tel désastre.
Partons de Parasol, justement, dont une rapide revue de presse s'avère tout bonnement édifiante. Soyons pédagogues, et décortiquons-en quelques extraits. Le Soir : " (...) Valéry Rosier explore le quotidien avec une pointe de cynisme assez savoureuse. " On apprend déjà que le cynisme, c'est savoureux (mmmhh, miam miam). Premier problème. Car le cynisme, voilà précisément le carburant des films de salaud, qui n'ont rien à dire mais qui compensent l'absence de propos par une mise en scène racoleuse au possible et une grande aversion pour leurs personnages, génialement travestie en amour (paroxysme évident : Amour de Haneke, où le titre efface toutes les humiliations subies, permet tout - clap clap, Palme d'Or). Le cynisme (toujours déplaisant) n'est pas l'ironie (souvent bienveillante). L'on ne s'étonnera pas, dès lors, de découvrir que ce même journal a encensé le nullissime et plus vide que vide Youth de Paolo Sorrentino (l'un des pires cinéastes en activité), avec ses deux heures de cynisme gâteux et plâtreux. "Le pire aujourd'hui, c'est que les salauds sont sincères" (Film Socialisme, 2010). Toujours revenir à Godard. Oui oui : ce même Godard, étrillé il y a plus d'un an par ce même Soir avec Adieu au langage (un film "fort minable"). Quand le sens abonde en tous sens, que les films débordent de l'écran, Le Soir n'aime pas. Le cynisme, c'est bien plus facile. "Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse" (Godard, encore).
Moustique (encore plus fort) : "Maniant le comique avec l'efficacité d'un Tati, mâtiné du mordant de Ulrich Seidl, Valéry Rosier garde pour lui une tendresse assez rare au cinéma." Imbattable, et cela nous permet d'arriver au sujet qui fâche : Seidl. Il est évident que si l'on trouve le brave Ulrich, roitelet des crapules, "mordant", alors on va adorer Parasol, puisque Rosier lorgne sans se cacher sur les terres de la trilogie "Paradis". L'interrogation qui nous taraude peut maintenant s'intercaler : comment peut-on transformer ce qui n'est que mépris en "tendresse" ? Autrement dit : comment est-ce possible de ne point sentir les rances effluves qui se dégagent de ces films, quand ces petits programmes misanthropes roulent des mécaniques ?
La Libre, elle, se livre à une synthèse effrayante : "Ulrich Seidl sans misanthropie (...) avec de l'amour et de l'humour." On est bien en peine de déceler dans cette humiliation s'étalant sur plus d'une heure et quart ce qui peut bien relever de l'amour, et ne parlons pas de l'humour ; on avait surtout envie de pleurer à la sortie de la projection, plutôt que rire. On a cru un court instant à un sursaut de lucidité de la part d'Hugues Dayez, lorsque le "Monsieur Cinéma" wallon énonce après avoir introduit le pitch du film "Le problème, c'est que...", juste avant une nouvelle désillusion "... ça a déjà été fait." C'est tout ? Rien à y redire, outre qu'il s'agisse de quelque chose de déjà-vu ? Ben oui, c'est tout. On a du mal à y croire et pourtant, alors que chacun a beau se désoler du cynisme ambiant dans lequel baigne l'époque, la critique emboîte le pas et fait l'éloge de ce cynisme à peine voilé. Comment peut-elle tomber dans le panneau ? Peut-être parce que cela fait déjà un certain temps qu'elle ne mène plus de véritable réflexion critique autour des films : on attend une prise de conscience de la nature réelle de ceux-ci, de leurs prolongements dans la vie quotidienne. Au lieu de ça, on assiste continuellement à une improbable bienveillance généralisée autour des films les plus discutables.
Ainsi, que nous montre La Loi du marché de
Stéphane Brizé, applaudi unanimement ? Des prolos éteints, incapables
du moindre éclat de joie (l' hypocrite scène de danse entre Thierry et
sa femme), plongés au cœur d'un dispositif de misère (bien qu'il
découle évidemment du maigre budget du film, on a envie de dire : "les
pauvres, ils n'ont droit qu'à cela, à ces couleurs mornes et à zéro mise
en scène ?"). Si le film de Brizé pose à ce point problème, c'est qu'il
ne part jamais au combat ; au contraire, il rend les armes dès le
début, abdique : c'est Film Défaitisme. Ne subsiste en résultat
qu'une longue série d'humiliations, et les gens aiment. Pire, ils en
redemandent. Le public, comme la critique devient sadomasochiste : on va
au cinéma pour prendre sa dose de frisson, son shot de claques à la
gueule. A la fiction de gauche carbonisée, on préfère de très loin Les Mille et Une Nuits de
Miguel Gomes, film-monstre de plus de six heures, vantant le génie du
Peuple portugais et réinjectant sans cesse du merveilleux au sein du
quotidien, sans jamais abandonner l'évidente et forte dimension sociale
d'un projet fou.
Mais nos chers critiques ne se
contentent pas d'oublier leur mission critique ; ils semblent aussi
inclassables idéologiquement parlant, prenant la défense tant des
fictions de gauche que des films droitiers : la Palme d'Or Dheepan peut
parfaitement se voir comme un long tract pro-Républicains, voire pire
(la banlieue zone de non-droit, les guerriers tamouls et leur violence
ontologique - ou le "coup de la machette") avec son discours abject,
malgré les démentis boiteux d'Audiard, affirmant ne pas faire de films
politiques. Et on parle de "film beau, rapide, mystérieux", d'un "Gran Torino sans Clint Eastwood" (Moustique).
Ou bien, devant le "réveil guerrier" de notre tigre tamoul, l'on
regrette simplement qu' "Audiard bute sur la façon de représenter cette
facette pertinente de son personnage" (La Libre). "Pertinente",
vraiment ? Ou quand le critique (en l'occurence Fernand Denis) ne se
cache même plus. Tout va bien. On saisit mieux que l'étalage clinquant
du néo-beaufisme de Maiwenn n'ait point fait trop de vagues, mis à part
l'une ou l'autre remarque quant à l'hystérie de la chose ; en revanche,
parier des biffetons de 500 euros sur le milieu de vie de l'esturgeon,
tout en engouffrant à la louche son caviar, ça ne choque personne. Tout
va bien, on vous dit. Il serait temps de se rendre compte des pouvoirs
retors de la mise en scène et des représentations.
Protectionnisme
Aussi, Parasol est
un film belge. Or s'il existe un domaine où nous sommes chauvins, c'est
bien le cinéma. Si l'on a aucun mal à apprécier les monstruosités de
Seidl, cela passera d'autant mieux si le film est "bien de chez nous".
La critique wallonne est déjà très gentille, elle aime beaucoup de
films, mais un stade encore supérieur est atteint avec les productions
nationales. Comme si, grâce au deux Palmes rapportées par les Dardenne,
nous nous étions sentis poussé des ailes, et que cette double
consécration agissait comme gage de validation de la qualité de notre
cinéma ; comme si, une fois de plus, tout devoir critique ne tenait plus
face à pareille preuve, irréfutable. A l'inverse, nous défendons à
Pours Cinéphilie une ligne dure, sans concessions, ce qui est plus vrai
encore envers le cinéma belge. Parce que nous voulons du grand cinéma,
neuf, sortant des sentiers mille fois rebattus.
A parcourir la rubrique ciné des grands quotidiens wallons ou de Moustique, force
est d'admettre que nous ne sommes pas sur la même longueur d'ondes. Les
films proprets d'où rien ne dépasse, à l'académisme gominé y sont
soutenus avec autant d'aplomb que les œuvres hautement plus
ambitieuses, folles ou délicates. A en croire ce qu'on lit, ce sont des chef-d’œuvre par palanquées qui débarquent tous les ans sur les écrans
belges. Selon nous, les films belges découverts l'an dernier
appartiennent à la première catégorie : on a rarement été enchanté à
leur découverte, à l'opposé, donc, d'une presse dont le protectionnisme
ne se dément pas. Seuls deux films ont trouvé grâce à nos yeux (avouons
tout de go que n'avons su tout voir) : Préjudice d'Antoine Cuypers et Black d'Adil
El Arbi et Bilall Fallah. Deux films dont le désir de cinéma était
manifeste : c'est beaucoup trop peu. En marge de tout un pays ou
presque, on était bien en peine de saisir le pourquoi d'un tel
engouement autour du Tout Nouveau Testament (certes Jaco Van
Dormael demeure un personnage sympathique dans le paysage
cinématographique du plat pays, mais quand même, devant ce déluge de
niaiserie douceâtre avec Poelvoorde et Moreau réduits à de pures
caricatures, on ne distingue pas grand-chose à sauver...). Que dire
alors de cette ridicule courses aux Oscars (quoique ces derniers
récompensent rarement les meilleurs films), où tout le milieu critique
national s'est trouvé aussi puéril que Laurette Onkelinx à la Chambre,
exhortant les parlementaires à applaudir en chœur notre première place
au classement FIFA. Avant un triomphe annoncé aux Magritte (le
surréalisme a bon dos). Un degré aussi haut de gagaterie laisse pantois.
Les Magritte justement, parlons-en...
Outre un palmarès assez vain, les nominations valent à elles seules le coup d'oeil (en sachant que l'électrique Black était
hors course, puisque financé entre autres par le Fonds audiovisuel
flamand) : dans la catégorie "Meilleur acteur dans un second rôle", on
se délectait d'y trouver les noms de Marc Zinga (Dheepan) et David Murgia (Le Tout Nouveau...),
dont les présences respectives à l'écran n'excèdent pas les deux
minutes. Autre bizarrerie (de taille) du côté des nommés au Magritte du
"Meilleur réalisateur", où se côtoyaient Van Dormael, Bernard Bellefroid
(dont le Melody fait montre d'une mise en scène catastrophique,
avec ses incessantes relances lacrymales que ne parviennent jamais à
racheter la sincérité et l'amour de Bellefroid pour ses deux actrices),
Savina Dellicour (Tous les chats sont gris, tout petit téléfilm
tout propre vaguement coppolien - Sophia, pas Francis - dont rien ne
dépasse, et qui donc ne provoque rien en nous) et Fabrice du Welz (Alléluia,
pas génial non plus mais qui au moins confirmait la singularité du
cinéaste). Et Cuypers ? Nulle part. Il est incompréhensible que le seul
film wallon de 2015 qui ait semé le trouble en nous (malgré quelques
points plus flous - voir critique) ne figure même pas dans la catégorie,
surtout lorsqu'on voit qui, au final, s'y retrouve. Préjudice est
parvenu à se glisser dans celles du "Meilleur film" et du "Meilleur
premier film", sans toutefois ramener la moindre récompense ; il
méritait pourtant les deux. Au lieu de ça, au lieu de récompenser les
meilleurs films, l'Académie Delvaux a préféré mettre tout le monde
d'accord, avec des films consensuels au possible, ayant bénéficié d'un
plus large succès public, mais pas que : à la bataille des cotations de
presse, Van Dormael et Dellicour ont souvent devancé Cuypers d'une
courte tête (trois étoiles à deux).
Forcément,
si la presse joue le jeu et ne défend pas les films ambitieux, si elle
continue à ronronner pépère, on n'en sortira pas. Nous sommes d'ores et
déjà "impatients" de voir Parasol nommé (à coup sûr) voire
récompensé (il a toutes ses chances) l'an prochain. En attendant, nous
voilà face à un constat peu glorieux où s'entremêlent inconsistance
morale (le cynisme cool des salauds), politique (ne pas voir le mépris
du peuple à l'oeuvre dans les films, de La Loi du marché à Mon Roi)
et critique (tout se vaut, les grands comme les petits films) mâtinée
de méthode Coué (voir la polémique ridicule des Magritte autour de Wim
Willaert et Veerle Baetens, avec Joelle Milquet qui s'en mêle) pour les
nuls. On n'a rien d'autre à ajouter, si ce n'est un mot d'encouragement
pour nos critiques (préférons l'ironie au cynisme) : beau travail.
Antoine Van den Kerkhove
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