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Tout juste des individus



Il est des films qui — comble de la situation pour un métrage primé à Cannes — refusent le cinéma. La loi du marché e​n est : il préfère la politique. Si certains chefs-d'œuvre du cinéma ont choisi cette voie, ils se différencient du film de Brizé en ce qu'ils ont politisé l'image — on pense, évidemment, à Godard — plus qu'imagé le politique.

C'est donc un film classique du genre qui s'offre à nous,sans aucune prétention de révolution et qui, partant, prend logiquement sa position idéologique vis-à-vis du fait considéré sans que cela ne pose, en soi, aucun souci. Le problème survient en fait dans l'argumentaire mis en place pour défendre le propos, car il est tout à fait bancal, biaisé et c'est d'ailleurs là l'écueil habituel du film social — on reste donc dans le classique jusqu'au bout. Cette gêne se fait sentir non du fait que l'on veuille nous persuader mais bien parce que l'on s'en rend trop évidemment compte. Ce qui choque le plus, dans un premier temps, est cette réalisation faite de lumière blanche et de cadrage à main levée qui ne jette qu'un vent de grisaille sur des vies pourtant pas si miséreuses que ça. Ensuite, averti par ce premier point, on se rend compte qu'il n'y a aucun véritable moment de joie, un peu comme si là-bas, on ne faisait que souffrir. Quelques scènes — celles de danse ou de chorale — auraient pu apporter un sourire ou au moins un peu de beauté mais elles sont sans cesse grevées par une absence d'élan émotionnel. Néanmoins, il reste dans le scénario quelques idées intéressantes, notamment quant à une réflexion sur un dilemme moral — vaut-il mieux nourrir sa famille ou respecter son éthique personnelle ? — qui hélas, de nouveau, sont annulées par une absence d'exaltation qui eut été salutaire aussi bien a l'objet politique que filmique.





Car c'est là un autre problème : le film ne repose que sur son aspect politique, abandonnant toute prétention artistique qui ne servirait pas son propos, et il s'oblige donc à n'être jugé que sur cet aspect. En dehors de son combat, La loi du marché n'est rien.

Mais qu’est-ce à dire, justement, que cette « loi du marché » ? Et bien, c'est une chose qui n'existe pas plus qu'on ne voit : elle n'est que ressentie, comme une main invisible obligeant les personnages a n'être que ce qu'ils sont pour l'unique raison de s'offrir, comme on s'offre un spectacle, cette situation d'inégalités. Toute la difficulté reposait donc dans la présentation d'une une antinomie, puisqu'il fallait montrer l'inexistence d'une chose, ce que le film fait en fait assez bien : il va jusqu'à nous faire sentir — chose remarquable de nos jours — une volonté de faire prendre conscience de l'inexistence d'une pesante chose, pour la refuser; presque une volonté de récréer une conscience de classe, à son échelle. Mais en même temps que le film nous démontre si évidemment la vacuité de cette idée de « loi du marché », il prend la place non plus des petites gens, mais celle d'un observateur extérieur et froid que l'on croirait intellectuel regardant d'en haut les problèmes de la pauvre masse ignorante. C'est pour ça que le film nous fait détester ses personnages, parce que, trop occupé à dénoncer un concept, il en oublie les vies qui s'y trouvent emprisonnées : obligé par sa volonté de vaincre son adversaire, de nous présenter des personnages qui n'ont pas conscience que cette pression n'est de fait pas existence, Brizé les anéantit. Ils sont sans rêves, sinon petits, sans bonheur — on l'a vu — sans horizon à cause d'eux-mêmes étant donné que la « loi » n'a que l'effet qu'ils lui donnent. Voilà donc que le film se met à plaindre, auprès de la petite bourgeoisie tranquille — il serait étonnant, en effet, de voir masses prolétaires dans les salles projetant le métrage—la condition d'une classe socialement aliénée mais surtout — et la contradiction se fait dès lors sentir — dont le caractère même est petit. Ces existences ne tendent vers rien; quand on doit montrer la perte d'un confort, ce dernier est sans esthétique (cf. la vente du mobile home)​; la caméra va même jusqu'à ridiculiser ces gens en filmant — s'en moque-t-elle ? il est dommageable d'en arriver à se le demander — une chorale bien morne, la montrant comme la seule possibilité d'évasion artistique d'une classe. Il y a, dans ces vies, un caractère étriqué tant leur volonté s'affaisse sous le propos du film.

Toute l'ambiguïté du film nous arrive alors : ce manifeste social se transforme, en y réfléchissant un peu, en plaidoyer du libéralisme : étant donné le public auquel il s'adresse, il ne peut qu'obliger le spectateur à penser que, si ces personnages en sont là, ces derniers sont les seuls à être blâmables, qu'à force de se recroqueviller sur de si petites choses, ils ne se grandissent pas. La fatalité n'est qu'une sensation : ils sont victimes et responsables.

Finalement, le film est sans éclat, morne et froid. Il avait très peu d'importance sentimentale, ce n'était pas un événement.


Timothée Pichot.


La Loi du Marché
France, 2015
Stéphane Brizé

Commentaires

  1. Perdre son emploi n'est pas un événement en soi, t'as tout compris à la vie toi.

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