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Donnez-nous des histoires d’amours folles.










Il s’agissait de rétrospective. Il en était ainsi du cycle ; l’année, finie, devait être comme approuvée, recevoir son sceau d’année finie, elle devait officialiser son passé. Nous préférons commencer, ici. Un éditorial, donc, pour commencer une année mais il serait malhonnête de commencer sans avant, de demander sans avoir reçu : il n’y a pas de début, juste des commencements. Ainsi du cinéma : toujours nous partons de quelque part, mais c’est vers où on regarde qui compte : comme Godard, nous levons les yeux, comme lui — parfois —, nous les baissons pour regarder ailleurs. Mais toujours nous regardons. De plus en plus juste pour l’image et donc, de plus en plus juste pour le son. Et les sentiments viennent, s’ils s’en sentent.


Il n’y a pas d’ordre, en fait, à cette venue. Il est un malheur dans la « jeune critique » qui s’apparente à un certain formalisme, une perte de vue de ce qu’est le cinéma. Ou plutôt une autre vue du cinéma, bien triste. Ici, tout se vaut, parce que tous les films sont analysables comme ont l’a appris à l’école : le scénario ? trois actes, et c’est bouclé. Trois égale vingt-quatre divisé par huit. Ils divisent le cinéma par huit. Ainsi, l’image perd toute raison d’être : ce qui compte ce sont les rouages, cela doit relever de la construction, de l’agencement, de l’enchaînement — logique, ça va de soi. Mais l’image est là. C’est ce qui reste toujours. 


Il est urgent de protéger le cinéma de ce phénomène de soi-disant cinéphiles qui oublient l’affect. C’est de là que tout doit partir, non du cerveau. Même quand on aime le cinéma par-dessus tout, il n’est pas bon de tout voir : la critique commence par ce que l’on ne voit pas, et cela, sans aucun préjugé. Il faut savoir admettre que d’emblée tout ne se vaut pas, et ce n’est pas critiquer que donner son avis sur le dernier Marvel. On voit pourtant de grosses productions être défendues ici car elles ont toujours une volonté — accomplie —, un esthétisme ou bien une folie comprise en elle. Mais il s’agit d’en détecter les prémisses a priori, avant tout, critiquer, c’est ne pas se laisser berner. Et les productions plus modestes ne sont pas à exclure même si, en général (de moins en moins peut-être), elles partent le bénéfice de la sincérité inhérente à l’auteur.


Ainsi, depuis peu, le cinéma se regarde découpé, tranché, il n’a plus d’intégrité : les films sont  disséqués, non plus pour comprendre leur tout, mais pour voir ce qui, malgré les défauts incontestables et qu’il serait malhonnête de nier, peut être gardé pour les défendre. On a donc une cinéphilie de combat aujourd’hui, prête à toute les malhonnêtetés pour faire valoir son originalité. Quand ce n’est pas son manque, simplement, de consistance. 


C’est ce qu’inspire, en tout cas, les films vus cette année : beaucoup d’entre eux ne cherchant plus à être des films, préfèrent grossir leur narration, leur photographie, ou bien la performance des acteurs. Or il a existé des films entiers. Plus intriguant encore, ils semblent liés : ils se corroborent l’un l’autre.


1. Amour : through the eyes of a girl

Nous avons comme un duo de tête, qui en fait, s’est vu pourvoir d’un tiers en fin d’année (que nous n’avons pu voir plus tôt) : Mia madreCemetery of Splendour et finalement Carol. Ça ne tient pas à grand chose, mais simplement trois scènes qui ont l’air de se copier, qui ne font en fait que dialoguer : ici, au bord des larmes croirait-on, ressentant plus que jamais, Margherita, le bleu aux yeux qui transpercent l’écran, se fait réelle. Elle regarde devant elle, elle est debout : on sent sa faiblesse mais elle reste là, ne baisse pas les yeux : le contrechamp l’attend et elle sait qu’elle le rejoindra, mais elle reste encore un peu, elle considère la réalité. Un miroir : la muse d’Apichatpong qui, de l’autre côté du cadre, fixe de ses yeux grands ouverts l’autre contrechamp. Elle ne cligne pas, elle se force à voir, à s’ouvrir : le rêve sera bientôt fini. Toutes deux regardent la réalité, osent la regarder de leurs yeux insolents, l’une pour l’accepter, l’autre presque comme pour la retrouver. Elles n’interpellent pas le spectateur mais toute la réalité, tout ce qui n’est pas à l’écran : elles nous demanderaient presque de nous prouver qu’elles ne sont pas vraies, elle nous testent. C’est certainement là les deux moments d’émotions de l’année, par un bleu étrangement pur ou par une obstination au regard, on tombe face à elles deux, on les prend avec nous : on les com-prend. 


Plus loin c’est un autre chef-d’œuvre qui reprend le motif du regard dans une dernière scène magistrale d’émotion, encore une fois : une question se pose qui déroutera ceux pour qui les mots racontent et l’image montre : après une histoire d’amour loin d’un idéalisme LGBT cheap, une femme s’apprête à faire un pas. Leur relation, celle de Therese Belivet et Carol Aird, n’est pas un prétexte, elle incarne le film, elle n’est pas une particularité — le film aurait aisément pu tomber dans le combat pro-liberté sexuelle vu le contexte choisi — mais elle est une histoire : elle est l’histoire banale d’un amour dont l’emphase est mis sur le sentiment et non sur le sexe de ses sujets ; elle est une histoire aussi, unique. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est l’aboutissement, non le résultat, mais là où on nous laisse. Après avoir revu son amante, après une déclaration d’amour de cette dernière, Therese Belivet décide à son tour d’aimer : intrusion dans une réception, quelques pas, et elle se retrouve face à Carol Aird, qui passe une soirée mondaine avec son monde. Elle s’arrête et tente de capter son regard. Le temps semble long mais l’issue est certaine, la question est posée : « puis-je ? »  Pas d’autre réponse qu’un regard ; un zoom compensé sur Therese, la tension est insupportable dans son chef, la position de Carol n’en est pas pour autant confortable. Elle a à choisir, elle a le pouvoir mais est acculée dans son exercice. Elle qui, dans la scène précédente faisait le pas, est obligée de choisir. Et sa réponse, quelle qu’elle soit, nous glace comme elle sourd d’un regard limpide mais impénétrable ; c’est une énigme.


2. Les histoires : Mais on entend les gens au moins

Mais une autre forme apparaît cette année, principalement par l’entremise de deux films, Trois souvenirs de ma jeunesse et La sapienza. C’est le dialogue en prose, l’écriture lue ou la parole écrite. Il est déroutant d’entendre ce genre de langage, qui semble d’ailleurs à l’heure actuelle comme un cri à l’aide en réponse à son Adieu. Il se fait personnage, il apparaît comme présent, à part entière, dans ces films. Pour Desplechin, il est en filigrane, présent mais pas envahissant, il ne gêne pas mais interpelle, comme dans toute la trilogie « Dedalus » [nous en parlions à la fin de l’été]. Pour Green, c’est tout différent : ici les liaisons sont nécessaires, et les langues, respectées.


Un cri, un appel, ou peut-être une résistance : les Cahiers nous dressaient l’année dernière un sombre portrait de Cannes [Cf. les n° 711 et 712], qu’il est intéressant de mettre en perspective avec ces deux films. Laura Tuilier analyse la sélection et y voit un patern, une constante : il faut des films internationaux. Qu’à cela ne tienne, La sapienza est au moins franco-italien et réalisé par un Américain d’origine. Mais ici, contrairement à l’écrasante majorité cannoise de 2015, les langues se respectent, les cultures coexistent alors même qu’elles sont d’emblée vouées à une rigidité sans limites (—Le discours zoficiel est un genre que je maîtrise …). On peut donc voir cette frange de film vraiment parlés comme une résistance à une simplification sans cesse plus grande et à un lissage fonctionnel au service de la distribution. En effet, outre sa beauté lumineuse, La sapienza se respecte : on voit les personnages ultramontains s’essayer au français le plus classique, inversement, les Français s’expriment dans un italien parfait, limpide.


Pour Trois souvenirs, c’est différent car Desplechin fait rentrer directement la langue dans le récit : les lettres sont centrales, elles sont les seuls canaux de communication entre les amants, mais plus encore, les mots permettent le souvenir : ils viennent comme l’unique moyen de rendre intact un amour qui, sans quoi, ne serait plus. La langue est ici le matériaux de construction de tout l’impalpable, et donc, aussi, de l’amour.


3. Folie

À la croisée, nous avons la perte, dans son sens positif : la relâche ; la folie. La dégénérescence incontrôlée et libératrice. C’est peut-être la force la plus présente cette année : The Smell of Us, FoxcatcherInherent ViceRéalité, … Quoiqu’il en soit, la folie se trouve en centre car elle réunit le langage et l’affect, elle les mélange, les confond. Ainsi, elle les transcende quand elle est vécue. 


À l’inverse, elle se change en rien quand on la prend pour objet : Mon roi, bien qu’on le présente comme une histoire d’amour, n’a jamais joué le jeu du sentiment, jamais il n’aime ses personnages — on le comprend — car il sait tout de go où ils vont : le film ne sombre pas dans la folie, il la regarde, l’analyse, la socialise. Il en fait un objet. La folie n’est pas vécue, elle n’est pas racontée non plus, elle n’est somme toute que remisée là où elle a toujours été : dans le négatif, dans la souffrance, dans la méchanceté petite. Et la vulgarité n’aide pas. 



À partir de ce trio qui se nourrit de lui-même, qui est en relation avec ses parties — et ses parties entre elle —, on peut sereinement commencer l’année, avec pour espoir de déraper toujours plus loin, de s’enfoncer sans cesse plus profond, sans pour autant se perdre.



Timothée Pichot




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