Si l’été, plus que d’habitude, a été marqué par de nombreuse
héroïnes, une tendance plus profonde s’est montrée à travers les grands
films de cette saison. Nous revenons sur ceux-ci pour montrer comment
les personnages féminins s’attachent à
déconstruire une certaine idée de la femme, tandis que les métiers du
cinéma restent très liés au genre — peu de réalisatrices, les femmes
continuant souvent à être reléguées au statut d’acteur, et donc de
l’image en tant qu’expression du paraître — quand
ce n’est pas une femme elle-même qui revendique l’attribut phallique
(il parait qu’être féministe, c’est « avoir du clito »).
Car là où, habituellement, la femme, vue par des hommes, se
contente d’être une image, un concept privé de toute réalité, en un mot
un pur fantasme, les productions (notamment cannoises) de cette année
nous donnent à voir des femmes et non plus
la Femme. Si la démarche n’est pas neuve et l’énoncé sembler éculé,
c’est la profusion de films allant en ce sens qui surprenait cet été :
ainsi, les femmes ne se cantonnent plus à des fonctions sexuelles
(objets de désir, sujets castrateurs, séductrices vicieuses,
ou son opposé : midinette écervelée sous l’emprise d’un « pervers
narcissique »…),
à l'exception de Jesse dans The Neon Demon (même si Elle Fanning est évidemment bien plus que cela dans le film)
mais retrouvent leur unité dans la multiplicité : les femmes sont
tout à la fois mères, filles, amantes, amies, … ou plutôt rien de cela
en particulier : elles ont maintenant une intégrité.
Unité
C’est bien sûr le cas dans Julieta : car même si le cœur du
film est à chercher dans la relation entre le personnage-titre et sa
fille, enfuie depuis de longues années pour « échapper » à sa mère,
Julieta n’est pas que cela. Almodóvar
fait justement éclater l’image de la mère : c’est bien Julieta, en tant
qu’individu, que l’on suit à travers tout le film. D’ailleurs, c’est
elle même qui se raconte : on se met de son côté, empêchés ainsi de
distanciation, le regard ne se pose pas sur elle,
mais plutôt est guidé par elle — l’objectivation est évitée. Par
ailleurs le geste d’écrire une lettre à sa fille procède aussi de la
démarche : cette missive est l’occasion de raconter tout le reste, de
détruire l’image que la fille avait de la mère, Julieta
se rendant plus globalement aux yeux d’Antía : elle cesse d’être sa
mère, se retrouve au même âge qu’elle, une amie potentielle mais une
décennie trop tard.
Mais un autre pôle sous-tend le film : celui de la tragédie, qui
peut sembler en parfaite opposition avec le fait de rendre une femme
moins idéalisée, moins fantasmée et plus subjectivée. Il est vrai que la
tragédie passe toujours par une simplification,
un schématisme qui ne permet pas de respecter l’intégrité de la femme.
Néanmoins elle a, ici, une fonction qui va dans ce sens : elle permet en
effet d’éviter le drame — nid des misérabilismes, et autres
hystérisations dont les femmes de cinéma sont accablées
dès que l’on parle naturalisme —, tout en acceptant la fiction qui n’a
pas pour objet la réalité mais l’esquisse de celle-ci.
Dans le même ordre d’idées, Toni Erdmann s’écarte quant à
lui du réalisme par la comédie. Et c’est par ailleurs sous l’angle d’une
femme redevenue petite fille que l’on aborde Ines. Toujours dans une
logique de construction d’une image
alternative à la Femme classique, le basculement se fait lors d’une
scène d’une beauté exceptionnelle tant elle nous révèle la vérité des
corps et des visages : Ines entraînée une fois de plus par les
tribulations de l’excentrique Toni dans une situation gênante
se retrouve à chanter devant toute une famille roumaine. La longueur
déroute mais c’est un instant où l’on tombe amoureux que nous offre
Maren Ade : tout s’emballe et Ines qui s’accrochait encore à son état de
femme forte — qui, dans un registre plus sérieux,
eut tôt fait de symboliser la guerre des sexes et la victoire
malheureuse (frigidité,
yuppee, le travail comme seul occupation) de la femme dans le
monde des affaires — se lâche pour un temps et redevient une petite
fille, mais garde néanmoins sa force.
Liberté
Plus malheureusement, en France, c’est la bêtise de certains qui
nous fait réagir face un film dont la puissance et le potentiel
(actualisé) justement féministe sont évidents.
Elle, qui marquait le retour de Paul Verhoeven, est en effet,
comme souvent avec son réalisateur, au centre d’un débat (sic.) navrant.
Comme cela a plus d’une fois été le cas avec ses films, les chiens
(chiennes, en l’occurence) de garde ont cru bon
de lancer l’alerte face à un message apparemment trop compliqué pour
être entendu. Pour une critique plus poussée de ce point de vue, nous
vous renvoyons à l’article de Delphine Aslan, sur le site du Huffington
Post, exemple atterrant d’un féminisme aveuglé
par son combat. Pour notre part, contentons-nous de montrer comment le
film s’inscrit parfaitement dans le geste de ce que nous décrivons plus
haut.
Michèle est une femme complète et même plus que cela. Elle est
avant tout la froideur de la réalité, le pied au sol qui retient tout
son entourage. Cynique — au sens philosophique — à plus d’un titre, elle
donne un autre discours sur le monde,
ou toute construction mentale disparait pour ne plus laisser voir que
la res, que le fait, abandonnant tout notion événementielle : Michèle n’a pas été
violée, on est rentré de force en elle ; Michèle n’a pas eu un passé difficile ou n’a pas vécu de choses
atroces, elle a vu son père tuer des gens. Il faut de la
neutralité dans le langage pour pouvoir lui redonner tout son pouvoir,
elle se libère par là des constructions toute faites pour pouvoir vivre
sa vie comme elle l’entend. Par ailleurs,
Elle est aussi l’occasion de tourner en dérision une bourgeoisie
(et singulièrement la femme bourgeoise) trop soumise : là où Michèle
prend à la légère (allant presque jusqu’à s’en « amuser ») le viol tout
en pensant à faire arrêter le malfaiteur, la
femme de celui-ci, chrétienne et bourgeoise (donc, du côté des
valeurs), le laisse faire, sachant tout de sa dérive.
Triomphe de la beauté
La grande (et magnifique) surprise de l'été, c'était incontestablement voir Nicolas Winding Refn (NWR
comme il faut désormais l'appeler) abandonner le virilisme de toute une
filmographie pour se pencher sur la féminité, et filmer la Femme, en
la personne de la géniale (une fois de plus) Elle Fanning. Femme à la
beauté parfaite, pure, non-trafiquée comme l'est
celle des autres mannequins de LA, femme à peine femme (Jesse a 16 ans)
débarquée de son patelin de Géorgie pour se faire une place au soleil,
susciter jalousies et convoitises en cascade, et surtout causer sa
propre perte. Car on ne naît pas aussi belle impunément,
particulièrement dans ce milieu-là. Jesse est multiple (d'abord jeune
biche effarouchée, vierge et innocente, puis démon des néons vorace et
intouchable) et insaisissable, or chacun(e) ne rêve que d'une chose
: s'emparer de cette beauté irréelle, la capter,
puisque Jesse est l'élue, this is the girl.
La multiplicité des identités et la redistribution permanente et sans
cesse complexifiée
des affects ne sont possibles que par la grâce de la mise en scène de
Refn, tout en blocs intransigeants et repliés sur eux-mêmes, et de
l'interprétation de son actrice, qui trouve ici enfin un rôle à la
mesure de son talent. Les possibilités infinies de jeu
d'Elle Fanning ainsi que son statut de femme-enfant forment l'origine
d'un trouble inédit ; jamais on n'avait eu l'occasion d'assister en
direct, devant un écran de cinéma, à la naissance d'une femme. Il en
ressort une émotion bouleversante, non-identifiable,
tout simplement car elle ne connaît aucun précédent, à semblable point
d'incandescence du moins. La mutation (Jesse devient mutante) a lieu
lors d'un défilé fantasmatique (ou pas, tant Refn se tient très près de
son héroïne), où le visage de l'actrice, de
la Femme, violenté et caressé simultanément par des halos bleus
puis rouges, devient celui du monstre, de l'alien. Les cheveux tirés,
maquillée à outrance, le regard aveuglé par les flashs et
les flares, Elle Fanning se
transforme en une créature humanoïde, extraterrestre (une beauté venue littéralement
d'ailleurs) : le Neon Demon. Un démon tout à la
fois objet de désirs et de fantasmes (parfois figurés symboliquement au
coeur même de l'image, tel ce shooting photo où Fanning semble perdue au
milieu d'un océan de sperme - le blanc immaculé du
studio) et sujet des plus morbides desseins, inspirés par la
crainte révérencielle propre à son altérité. Car dans ce métier, il
arrive de se faire bouffer, dans tous les sens du terme. Mieux vaut
prévenir que guérir, et manger le démon avant que celui-ci
ne vous dévore, surtout s'il a les traits d'Elle Fanning. Le triomphe
de la beauté à l'oeuvre dans
The Neon Demon est éclatant : on tue pour elle, on tue pour être
belle, la plus belle, parce qu'il existe sur Terre des filles plus
belles que soi. Et on n'y peut rien, à moins de s'employer à changer le
destin : tous les os craquent au contact du sol
après une chute dans une piscine vide, beauté ou non . Pas question de
superficialité ici : le film raconte l'histoire de femmes qui souffrent,
qui envient, ou bien qui tombent amoureuses, soit autant de questions
très sérieuses.
NWR l'a bien compris, et ce qui pourrait être pris pour une ultime provocation avant de se dire au revoir (waving goodbye,
comme le chante Sia lors du splendide générique de fin, not farewell) émeut terriblement, svastikas et globe oculaire compris.
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